Vous et votre

Ah mais tu écris encore ?

Sa phrase fait le bruit d’un cailloux que l’on jette dans un arrosoir vide; c’est agaçant. Il existe des personnes qu’on ne connait pas vraiment, que l’on rencontre peu, auxquelles on ne pense jamais, dont on n’estime pas l’avis et qui pourtant ont cette disposition à secouer le monde qui nous héberge. Un long museau humide enfoncé dans nos têtes, elles grignotent la pâte molle de notre estime, une fraction jusqu’ici insignifiante mais qui, lorsqu’elle vient à manquer, fait trembler l’édifice tout entier, le fameux scénario de l’orteil entorsé, a priori en trente-cinq ans on n’a pas eu besoin de lui mais dès qu’il se met à souffrir, tout le pied se met à morfler aussi. Alors on ne pense qu’à ça, à cette péninsule blessée à vif écorchée entamée amoindrie, dont l’érosion picore les flancs et le sommet, et dont l’immense douleur file le tournis.

Je dis Péninsule car j’ai récemment assisté à la représentation théâtrale de Cyrano de Bergerac dans les jardins de la villa d’Edmond Rostand. Spoiler alert, sublime. Au-delà de l’anticonformisme et de sa délicieuse insolence, Cyrano tient une réplique si légendaire que - à l’image d’un citadin qui découvre la Bretagne - je voudrais que nous soyons nombreux à connaître son existence :

Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy 

Faire éditer ses vers en payant ?

Non, merci ! Travailler à se construire un nom

Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ?

Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,

Préférer faire une visite qu’un poème,

Rédiger des placets, se faire présenter ?

Non, merci ! non, merci ! non, merci ! 

Mais… chanter,

Rêver, rire, passer, être seul, être libre,

Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,

Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,

Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !


Ah mais tu écris encore ?

Oui connasse, c’est ce que ma sagacité avait à cœur de lui répondre mais rien n’est sorti comme tel. Là est mon plus grand chaos, avoir à supporter le décalage entre le labyrinthe cynique de mes réflexions et l’état minable de mes répliques. Chez moi, le fond et la forme dans leur station verbale sont un bordel terrible, faiblesse monumentale. Je me suis confondue en de troubles justifications, Écrire ? Je ne fais que cela, j’écris ici ailleurs j’écris sur des carnets sur mon ordinateur sur un bout de table de sable dans des cafés et sur ta gueule aussi, Oh pardon tu disais ? J’aurais voulu posséder la gouaille d’un chevalier amoureux d’une fille et de son propre honneur, lui parler du projet qui m’anime, de ce lieu familier que j’entrouvre chaque jour, cet espace qui rassemble mon corps et mes regards, mutation du concret en quelques poésies, la densité des textes qui renferment à eux-seuls des fantasmes orgueilleux, lui dire que ce qui ne se voit pas existe tout autant, que je crois même avoir touché du doigt ce que je voudrais faire, écrire oui, mais pour moi, et non pour un journal imprimé par milliers et lu par une poignée, lui déclamer ces vers comme s’ils étaient de moi,

N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,

Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,

Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,

Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !

Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,

Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !


Au lieu de ça, rien, rien qu’un arrosoir vide.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

Précédent
Précédent

Disco Queen 2024

Suivant
Suivant

Apocalypse bébé et après