Apocalypse bébé et après

Je me souviens des affiches du Front National dans les rues de Vitrolles. C’était le milieu des années 1990, ils avaient recouvert les abri-bus, les parcs, les écoles et le parking des centres commerciaux. Je me souviens de la tête du bébé sur la photo. Sa mèche de cheveux fins tombait sur un front pâle, ses deux mains potelées formaient de gourmands petits croissants. Ce bébé, il était adorable et touchant, un moyen à lui-seul de convertir en tradwives les nullipares syndiquées. 

Derrière le volant de la Suzuki Swift de 1992, ma mère, équipée d’une tignasse frisée aussi sombre qu’un bout de bitume fondant sous canicule, avait lu le slogan à voix haute : « 1000 francs pour les couples qui mettent au monde un bébé blond aux yeux bleus. » En jetant ses amendes brûlées dans le rétroviseur, elle nous avait trouvés nous, mon frère et moi, assis à l’arrière, la bouche pleine de dents cassées, le destin déjà accidenté, à peine jetés dans ce monde et déjà en danger.

« La dictature, c’est un truc qui arrive très facilement et ça a des implications réelles, » disait Virginie Despentes à Lauren Bastide (La Poudre).

Ce souvenir poussiéreux porte les traits d’une satire dystopique à la Atwood, à la Despentes, Apocalypse bébé ; ambiance surveillance généralisée, coup d’état cagoulé, tout à coup on brûle les livres, les pervenches sont armées, on emprisonne les dissidents, on fait le tri, on ne garde que quelques humains blancs, les forts et les fertiles, on les fait s’accoupler, on élimine les autres, lapidés les marginaux, callaissés les faiblards et les non-blancs, les exilés, les putes et les sans-papiers, au pire pendus sur le parvis de l’église, au mieux expulsés, légalement et avec le sourire. 

« La dictature, c’est un truc qui arrive très facilement et ça a des implications réelles, » disait Virginie Despentes à Lauren Bastide (La Poudre, épisode 2/2, 36”40) . « Par exemple, la tribune que j’ai écrite (2020) peut me valoir un jour 35 ans de prison pour terrorisme. C’est pas une fiction. La seule résistance qui compte, c’est d’y opposer une contre-narration. Écrire des livres, militer sur internet, faire des films, faire exister des formes de narration de résistance, c’est important. Si ça ne l’était pas, il y aurait moins d’obsession, à chaque fois qu’il y a un pouvoir autoritariste, de contrôler la culture. »

« En fait, le RN, » me dit Angèle ce matin, « c’est comme un bouton d’herpès ; il revient toujours quand ton système immunitaire fatigue et se fragilise. »

Aujourd’hui sur les affiches, pas de bébé blond mais un homme en costard, rasé de près. En meeting, il soigne son langage, se fait prendre en photos par des adolescentes qui lui intiment l’ordre de retirer la chemise. Il ricane, rougit et s’acoquine. En la jouant pudique, il la joue malin. Pudique aussi sur ses intentions réactionnaires et mortifères.  « En fait, le RN, » me dit Angèle ce matin, « c’est comme un bouton d’herpès ; il revient toujours quand ton système immunitaire fatigue et se fragilise. »

Aujourd’hui, j’ai trente-neuf ans, j’ai à peu de choses près l’âge de ma mère à cette époque-là. Aujourd’hui, c’est moi au volant de la bagnole. Quand je traverse les villes de France déjà menées par le RN, je vois. Je vois les subventions aux associations divisées par deux, adieu le club de foot, l’école d’arts plastiques et les missions locales pour l’emploi. Je vois la coupure d’électricité et du gaz au Secours Populaire, la demande de la mairie de quitter sans préavis les locaux en reprochant à l’association son caractère politisé et pro-migrant. Au niveau national, je la vois d’ici, la fin des documentaires du style, « Mon ami pédé, Mon amie Drag, Mon ami noir, Mon amie trans, Coucou j’ai deux mamans. » Et je la vois ma pote lesbienne qui a mis deux ans à adopter sa fille perdre soudainement ses droits.

Aujourd’hui c’est moi qui conduis la bagnole, je n’ai pas de gamins sur les sièges arrières, je n’en aurai jamais mais il y a tous les autres, ceux sous le nombril et ceux déjà là qui manifestent un lundi soir pour protéger leurs droits ; celui d’être gay, immigré, trans, pauvre, femme, maman célibataire, artiste, écolo, mère adoptive, français à la peau foncée, comédienne, handicapé, militante, bénéficiaire de la Banque Alimentaire ou bénévole au planning familial, celui d’avorter, d’étudier dans une école d’art, de publier des livres qui dérangent, d’être soi-même.

Alors en tant que femme, journaliste, écrivante, queer, fille, sœur, amie et non-mère, et pour que cela soit écrit quelque part et même si tout le monde s’en fout, je refuse la censure et je refuse le chaos, je choisis la riposte, la riposte joyeuse. Puisque je crois aux forces des acharnés, des malmenés, des résolus, des marginales, des écolos, des féministes, des tendres, des LGBT, des optimistes aussi et de toutes les minorités, je voterai pour un front populaire écologiste et social, un front de désaccords collectifs, un front pour une justice sociale, un front antifasciste, une bannière unie, un Front Populaire. 

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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