Je vous la souhaite entière

Sur mon écran d’ordi j’ai taillé des sabres

j’aurais voulu que ça saigne mais

je me semble trop sage

souvent j’ai eu l’encre sèche

le bout durci par la saison

j’aurais voulu que ça tire mais

malgré la cartouche pleine

j’ai eu le fusil rouillé

j’ai noté les pensées traversantes

attrapées au vol comme des courants d’air ou

la queue de Mickey mamie est tombée

tombée tombée relevée tombée relevée

puis tombée deux fois dans la même journée

nez cassé pansement blanc sur cheveux blancs

ton sur ton sur son grand âge

ton sur ton sur mon angoisse

Noël dans une chambre double

y’a que nous que ça a gênés

les mots mêlés restent les mêmes

depuis un lit médicalisé

sa voisine va fêter ses 100 ans

avachie sur une canne plus haute qu’elle

le sourire intact la vieille est courbée

belle comme peut l’être un corps et des yeux qui

passent le réveillon en Médecine gériatrique

j’ai eu la mélancolie qu’on n’étanche pas

diluée à la bière et au vin de Sicile

dans la tête des réjouissances de Manchester et de la fiante de cafard

des coulées blanches sur les épaules et le bonnet

le soir du réveillon il y avait

un brouillard épais à se rendre aveugle et à se donner faim

des lampadaires de film

des fantômes plus tristes que moi

derrière les vitres du HLM d’en face

une silhouette dans une cuisine

je l’ai imaginé lui

à dix-huit heures déjà

une nuit grassement grise

j’aurais voulu la découper

en faire des morceaux de dimension égale

croquer dans la chair du 31 et

chier mon année au hangar

j’ai vu tomber mamie sous une pluie d’AVC

j’ai marié ma pote deux mois après elle quittait le domicile conjugal

j’ai vu les ruptures des uns

lu la poésie des autres

fait défiler les voyages les coups du cœur les incendies les cancers les fêtes sales et les inondations

j’ai fait enfiler sa robe de chambre à mamie

dans son nouvel Ehpad

j’ai crié dans ma gorge

dans le nez j’ai eu

l’odeur aigre des résidents impotents

la soupe du réfectoire

l’océan lumineux brouillon

dans ma poitrine a fouetté

le grognement des basses

dans mes côtes les coups de coude

des concerts agités

enfin

j’ai fêté mes quarante ans

belle compagnie champagne ballons

dans le même club de foot qu’à ma majorité

pas toujours sage mais bientôt vieille

j’ai terminé l’écriture de mon premier roman

dedans j’ai lu des livres dehors lu la tempête et partout

l’amour dans ses yeux

elle m’a dit mille fois Je t’aime à sa façon :

C’est touchant comme ils ondulent tes cheveux

Pourquoi ?

Ils font ça doucement.

Je ne vous la souhaite pas bonne

je vous la souhaite entière

dans la forme et le fond.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

Précédent
Précédent

Se serrer contre le réel

Suivant
Suivant

Dimanche, ma reine