Se serrer contre le réel

Club de surf queer, Queen Classic Surf Festival, Septembre 2024

Les nuages s’étirent en fils de laine, les goélands flottent derrière la baie vitrée. C’est là où je me trouve, derrière la baie vitrée.

On prévoit vingt degrés pour ma région, beaucoup plus froid sur le Cotentin dont j’aime le mot mais ne sais pas le situer. Au lycée, j’esquivais les cours d’Histoire-Géo, je trouvais la réalité des cartes trop irréelle, celle des photos trop éloignée, je trouvais les films en noir et blanc trop lents, des airs niais s’affichaient sur des gestes imprécis et maladroits. Leur pudeur face caméra m’étaient totalement étrangère, la réalité qu’on tenait à ce que j’apprenne par cœur trop abstraite pour moi. La matérialité des preuves projetées sur de petits téléviseurs posés sur des tables à roulettes n’était pas une raison suffisante pour m’y intéresser.

À l’adolescence, j’avais besoin que l’on me fasse rêver, que l’on m’extraie de ma vie-corps, qu’on me transplante un nouveau cœur visage cheveux cuisses fesses ventre. Aux séquences saccadées des documentaires, je préférais les poèmes à l’envers, les confessions mensongères, les menaces et les baves puantes. Les livres sont le seul endroit où j’ai accepté que l’on me mente. Faire semblant c’est ce que je connaissais. Je connaissais la haine déjà, alors je voulais la lire. Je connaissais le dégoût et la colère noués aux cordes vocales, alors je voulais les lire, les lire ailleurs que dans ma bouche, je voulais voir comment ils s’en sortaient eux, elles, s’il était possible de survivre au ravin des sentiments.

Aujourd’hui je ne fais que cela, me serrer contre le réel, me tenir proche de la langue, des nuances et des nuances de la langue. Je ne veux que cela, que tout ceci soit lu au moins une fois, au moins une fois par une seule personne, une fois pour l’éternité, une fois pour que nos histoires soient retenues puis racontées, une fois pour une seule adolescente.

Ce que je raconte ici depuis février 2013 c’est cela, une pelote de laine qui fait des fils de laine, des goélands qui flottent derrière la baie vitrée, des photographies si réelles de joies et de colères et d’amours si réelles qu’elles en deviennent irréelles, imprécises et maladroites ; autant de raisons pour s’y intéresser.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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