Rien que ça, Jésus

Je n’ai plus le temps de mon côté. Je le vois seulement défiler à toute allure, sous mes mains, dans mes flancs comme un vent chaud que l’on remarque.

Cela fait quatre mois que j’ai commencé ma tâche au hangar, ce lieu des vanités où tous reprochent l’inefficacité d’un service inutile auxquels tous participent. Tout le monde le sait, personne ne dit rien. C’est un jeu d’adultes que de continuer à jouer à un jeu sans plaisir et sans intérêt, qui tord le corps et l’esprit, c’est un jeu d’adulte de se faire mal et d’en redemander, de croire qu’un jour ça va marcher.

L’autre jour, j’écris que j’ai abandonné le journalisme. Le mot abandonner me fait mal au ventre, je m’imagine en bourreau, coupeur de tête et mère indigne, laissant son chien fidèle et un landau qui chiale sur le bord de l’autoroute. Il me faut trouver un autre verbe. Je ne l’abandonne pas, je lui tourne le dos, voilà, je me détourne de lui, à trois quart dos à lui, je le garde dans le rétroviseur. Lui, m’a abandonnée, de toute son âme il a démissionné de l’objectif que nous nous étions fixés ensemble au fil des années, un contrat de parole, un pacte d’ivrognes, celui de raconter des histoires, de dire la vérité rien que la vérité avec tout le mensonge qu’on saurait inventer. On s’était promis de dire la vie des gens, timide et reculée, utiliser les mots qui m’avaient fait tant de bien pour faire du bien aux autres, rien que ça. En l’écrivant je m’indigne de la supercherie, faire voyager les immobiles, rendre léger l’insupportable, rien que ça, tu croyais quoi imbécile, changer l’eau en vin, je pense.

La tâche était colossale, j’aurais dû la savoir surdimensionnée pour une gamine sans ambition qui refuse, depuis toujours, les projets immenses qui auraient l’idée d’échouer. Depuis 117 jours, je m’attèle à une tâche dérisoire, distincte et froide, lisible de loin, je prononce les grosses lettres de la ligne du haut, difformes, évidentes, grossières tant elles sautent au visage de l’aveugle. Pourtant la tâche froide n’est pas toujours simple, même pour le bourreau et la mère indigne.

J’expérimente le crade, l’usure, les injustices réglées dans le vestiaire, les débats des allées, les voix qui râlent pour gagner le temps qui leur manquera forcément. Je pense au film vu hier (La voix des autres), on suit une traductrice tunisienne entre deux monde, deux langages, celui des migrants, celui l’administration française. Elle comprend les deux, n’appartient à aucun, son statut lui interdit de se positionner, elle finit par se positionner. Témoin de la vie, du parcours des demandeurs d’asile, témoin du traitement qui leur est réservé, elle écoute les récits avant de les traduire, elle travaille avec son humanité je pense. Peut-être que j’ai quitté le journalisme pour atterrir sans le savoir entre deux mondes et deux langages, et ainsi devenir interprète. Rien que ça Jésus.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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