Débarrasser le placard

Ça fait plus de quatre ans, que je retiens des images, que je les défais puis les reforme, que je les stocke dans un placard de mon crâne parce que mes souvenirs n’aiment ni la pluie ni les regards.

Ça fait 4 ans que je me réveille en pleine nuit pour noter sur mon portable ultra-lumineux des bouts de phrases qui me percutent les paupières en parchemin, 4 ans que j’ai commencé à prendre tout ceci au sérieux, à me pencher sur la mémoire comme on s’inclinerait au-dessus d’un puits, un puits qui pue mais qui fascine, un puits si profond qu’on ne distingue pas tout à fait la surface répugnante de l’eau, un puits dans lequel jeter un caillou nous filerait le vertige tant la chute est longue. Ça fait 4 ans que j’ai le vertige, et que chaque mot écrit recoud, lettre après lettre, un tissu déchiqueté. Chaque mot est un point de suture, un truc qui consolide et qui fera qu’au final, ça tient, qui fera qu’on le portera fièrement parce que c’est un tissu qui nous ressemble, un vêtement sombre avec des patchworks colorés qui masquent mal les trous.

Ça fait 4 ans que j’écris chez moi, en trip, en van, dans le train, au bar du cinéma, en résidence à @lamaisonfrancoismechain ou au café, et l’autre jour, j’ai terminé l’écriture de ce livre, de ce premier roman où j’ai creusé sur place sans jamais glisser ailleurs.

J’ai pioché sous mes pieds, j’ai pelleté la terre noire, jeté la boue par-dessus mon épaule, j’ai pioché tous les jours jusqu’à me tenir en équilibre au-dessus d’un gouffre. Aujourd’hui, j’en suis là, en équilibre sur une faille béante, un pied dans les lacunes, l’autre dans la mémoire, entre réalité et fiction, l’enfance et l’âge adulte, la rage et la tendresse qu’offre la distance, entre regarder en face sa propre histoire et détourner les yeux parce que le puits renvoie des odeurs de merde. J’en suis là et c’est bien : par l’averse des mots, j’ai éteint un morceau de l’incendie.

On n’en parle pas souvent de ce moment, insignifiant pour la maison d’édition qui vient de recevoir ce banal manuscrit, et bouleversant pour l’autrice qui clôture un chapitre de sa vie. Alors je voulais poser ça là, histoire de débarrasser le placard, faire de la place au reste.

Elisa Routa

Journaliste et écrivaine, Elisa Routa publie depuis plus de 12 ans ses portraits, essais et récits d'aventures dans des magazines francophones et internationaux. Elle sort son premier recueil de chroniques en 2020 aux éditions Tellement. 

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